“N’oublions pas que les Africains qui accèdent à l’érudition scienti­fique et sont en mesure d’apprécier la valeur d’un document sans le secours d’une autorité auront leur mot à dire et qu’il ne sera pas possible de conditionner leur jugement, bien que certains cherchent désespérément à réaliser cette besogne.”

(Cheikh Anta Diop: Antériorité des civilisations nègres. Paris 1967, p.10)

On peut souvent lire dans les manuels de philosophie à l’intention des étudiants africains que Hegel était un grand philosophe, mais qu’il était raciste, que sa dialectique est un instrument de pensée admirable, mais que les résultats qu’elle a produites par rapport à l’Afrique et les Africains sont inacceptables. La question qui se pose est alors: Quelle valeur faut-il attribuer à une philosophie qui aboutit à la propagation du racisme ? Est-ce qu’en philosophie on peut séparer méthode et résultats? Hegel lui-même se serait opposé violemment à une telle séparation artificielle et hypocrite.

Ce n’est pas pour défendre l’honneur de Hegel, mais pour sauver de ses détracteurs cet instrument précieux des connaissances humaines qu’est la dialectique1, que je propose de remonter aux sources originales de Hegel et d’examiner de près les positions de celui qui a développé la dialectique à son plus haut niveau. C’est seulement en examinant ses propositions sur la question des races humaines dans leur contexte qu’on peut déterminer si la méthode philosophique qu’il préconise est valable ou non. Une épistémologie qui a pour résultat le racisme, si elle vaut bien la peine d’être examinée, c’est pour la réfuter, non pas pour la suivre. Par contre, une épistémologie qui sert à réfuter le racisme doit être examinée avec un plus grand soin encore, car rares sont les philosophes qui se sont donnés la peine de développer une telle ligne de pensée, bien que ce soit la seule qui mérite le nom de philosophie (littéralement : amour de la sagesse).

Il est d’ailleurs curieux de noter que parmi ceux qui dénoncent Hegel comme raciste, il y en a comme le professeur Tsenay Serequeberhan (in: The Herme­neu­tics of African Philosophy, New York 1994) et le professeur Théophile Obenga (in: Cheikh Anta Diop, Volney et le Sphinx, Paris 1996) qui recommandent le philosophe Martin Heidegger comme l’exemple à suivre à la place de Hegel. Or Martin Heidegger, comme c’est bien connu et les professeurs susnommés ne l’ignorent pas, s’est publiquement prononcé en 1933 dans sa qualité de recteur de l’université de Freiburg en faveur de la prise du pouvoir des nazis en Allemagne et a salué en Hitler celui qui devait réaliser les principes de sa philosophie. Le fait qu’il s’agissait là d’un régime qui a poussé les horreurs du racisme à des extrêmes jamais connus dans l’histoire humaine, même dans les colonies, n’a pas d’importance pour le professeur Serequeberhan, car, dit-il en page 67 de son œuvre cité en haut:

“Heidegger’s personal political languidity and Eurocentric anti-semitic racist views not­with­standing, his formulation of the Being (Sein) of human being is grounded in the particular ontological specificity of the temporalizing ecstatic phenomenality of human existence.” “Malgré la nonchalance politique personnelle de Heidegger et ses vues euro­centristes, anti-sémitiques et racistes, sa formula­tion de l’Etre (Sein) de l’être humain est fondée dans la spécificité ontologique particulière de la phénoménalité temporalisante extatique de l’existence humaine.”

S’il y a quelque chose à comprendre ici, c’est ceci: un philosophe peut bien être germano­centriste, antisémite, raciste même, tout ça ne doit pas nous inquiéter, car quand quelqu’un est capable de formuler l’être dans la spécificité ontologique particulière, il a la bénédiction du professeur Serequeberhan en personne.

Le professeur Obenga à son tour dit en page 29 de son livre cité plus haut: "Martin Heidegger (1889-1976) ne peut qu’être écouté lorsqu’il éclaire, de façon impressionnante, que les études historiques sont issues (et tiennent) de l’historialité du Dasein comme être-au-monde. En ce cas,  »ce qui a une ‘histoire’ peut du même coup en faire une.» (M. Heidegger, Etre et Temps, traduit de l’allemand par François Vezin, Gallimard, 1986, p.443).

L’histoire est donc le tout de l’étant qui change ‘dans le temps’ et cela, à la différence de la nature qui se meut également ‘dans le temps,’ pour désigner ‘les transformations et les destinées des hommes, des groupes humains et leur civilisation.’ (M. Heidegger, op.cit.)."

On voudrait bien savoir ce que ces généralités abstraites et banales ont à voir avec les découvertes historiques de Cheikh Anta Diop! Si celui-ci s’est rendu compte de l’importance de l’histoire pour la conscience de soi-même d’un peuple, ce n’est certainement pas en étudiant Heidegger, mais en étudiant Hegel. Malheureusement le professeur Obenga ne nous dit pas quelles étaient les vues de Heidegger sur les Africains or sur le colonialisme. Mais plus tard, il cite les positions sur les Africains de celui en qui Heidegger voyait, ‘dans un moment d’extase temporalisante de son existence,’ le sauveur de l’Allemagne, à savoir Hitler, mais non pas pour les rapprocher à son contemporain et admirateur Heidegger, mais à Hegel!

De toute façon, à partir de là le choix de méthode qui se pose à nous est clair: ou bien la méthode obscurantiste d’une ontologie à la Martin Heidegger, ou bien la dialectique des anciens grecs en passant par Diderot jusqu’à Hegel, basée sur la raison humaine!

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Dans les passages à suivre Hegel s’exprime assez clairement quant aux principes de son anthropologie, donc au fond il n’y a rien à y ajouter. Pour mieux apprécier ces textes il peut pourtant être utile d’expliquer quelques détails par avance.

##1 Chapitre 1 1) Après les découvertes de Darwin sur l’origine des espèces il ne sera pas facile de trouver un philosophe d’aujourd’hui qui serait encore enclin à croire qu’à l’origine de l’histoire il y avait un couple nommé Adam et Eve qu’il faut considérer comme les premiers êtres humains. Hegel a pourtant vécu des décennies avant l’ère de Darwin. Il faut donc connaître la discussion qui se déroulait dans son temps pour comprendre ce à quoi il fait allusion quand il dit:

“Par rapport à la différence des races humaines il faut noter d’abord qu’en philosophie la question purement historique, à savoir si toutes les races humaines dérivent d’un seul couple ou de plusieurs, ne nous concerne pas du tout.”

Au 17e siècle il y avait en Hollande un théologue du nom de Pereira (ou Pereyra) qui, après une étude détaillée de la Bible croyait y avoir découvert la preuve que Adam et Eve, quand ils avaient été chassés du paradis, se retrouvaient sur un terrain où il se voyaient confrontés avec d’autres êtres humains qui s’y trouvaient déjà avant leur arrivée. Adam et Eve étaient pour lui les ancêtres de l’humanité judéo-hébraique. Les païens avaient déjà été crées avant eux en de nombreux individus. Pereira les appelait les Préadamites. L’église réformée de la Hollande voyait dans cette proposition une hérésie. Pereira était forcé de fuir son pays et prit refuge en Italie, où il se convertit au catholicisme. Il n’est pas connu si Pereira a continué à propager ses idées sur les Préadamites. L’église catholique n’a certainement apprécié cette hérésie pas plus que ne le faisait l’église protestante de la Hollande.

Au temps de Pereira, c’est à dire au 17e siècle, cette discussion se déroulait encore exclusivement dans le cadre de la théologie. Au 18e siècle la situation allait changer pour deux raisons. Premièrement, les églises catholique et protestante étaient en train de perdre leur domination sur le discours philosophique en Europe. L’anthropologie cessait d’être le sujet d’un intérêt purement théologique. Deuxièmement, à partir des conquêtes colonialistes de l’Angleterre, de la France, de la Hollande, de l’Espagne et du Portugal et la traite des esclaves en Amérique, les philosophes de la bourgeoisie européenne commençaient à se poser la question si les peuples colonisés étaient à considérer comme des êtres humains égaux aux européens, ou comme des êtres inférieurs qu’il était permis de traiter en esclaves. Nous allons voir que la réponse de Hegel quant à cette question était nette et claire. Il vaudrait la peine de comparer ses positions avec certains de ses contemporains comme Kant, Locke, Hume et autres. Je me contente d’esquisser ici en quelques lignes le développement de la théorie des Préadamites jusqu’à la première moitié du 19e siècle. [Voir: D.O. Zöckler: “Peyrere’s (gest.1676) Präadamiten-Hypothese nach ihren Beziehungen zu den anthropologi­schen Fragen der Gegenwart.” In: Zeitschrift für die gesamte lutherische Theologie und Kirche. Jgg 39, 1878].

Quand en 1787 l’évêque anglais Wilberforce avait lancé sa campagne contre la traite des esclaves, le député irlandais Dobbs, un ennemi acharné de l’émanci­pation des esclaves, allait jusqu’à prétendre que “les nègres, comme d’ailleurs une grande partie de l’humanité, sont la progéniture d’un accouplement d’Eve avec le diable, ils ne descendent donc pas d’Adam.” (page 41). L’ami de jeunesse de Hegel et temporairement son collaborateur dans la publication d’un journal philosophique, Friedrich Joseph Schelling, après avoir renié les idéaux communs de leur temps d’études et s’étant transformé en philosophe de la réaction, a repris à son compte la théorie des Préadamites. (Après la mort de Hegel en 1831 le roi de Prusse Frédéric Guillaume III avait appelé Schelling à Berlin pour y occuper la chaire de philosophie devenue vacante et plus précisément pour y extirper les germes de la révolution qui avaient été semés par Hegel avec sa ‘science de la logique,’ à savoir la dialectique). Dans son “Einleitung in die Philosophie der Mythologie” (“Introduction à la Philosophie de la Mythologie”; in: Werke II, Abh. Bd.I, 1856. Vorl.21, S.514) Schelling se posait comme tâche: “de donner à l’exportation des nègres sa vraie signification.” Et il dit au même endroit: “Plus ces tribus sont décadentes et proches des animaux, plus elles sont destinées à se tourner vers cette partie de l’humanité qui s’est élevée elle-même au niveau de la vie spirituelle.”

La théorie des Préadamites connût une nouvelle métamorphose dans les années soixante du 19e siècle pendant la guerre civile aux États Unis, lorsqu’on prétendait qu’Adam était l’ancêtre de la race ‘caucasienne’ et non seulement celui des Hébreux. Mais même parmi les adversaires de la théorie des Préadamites il y en avait qui trouvaient des justifications pour leur racisme dans la Bible. Ils disaient que l’esclavage n’était que le résultat de la malédiction prononcée par Noé sur Ham (1.Moise 9, verset 25), alors qu’on voyait en ce dernier l’ancêtre des nègres.

En affirmant “qu’en philosophie la question purement historique, à savoir si toutes les races humaines dérivent d’un seul couple ou de plusieurs, ne nous concerne pas du tout,” Hegel anticipe d’une certaine manière la position de l’anthropologie moderne qui dit que le concept même de ‘races humaines’ manque de fondement scientifique.

##2 Chapitre 2

  1. Quand Hegel dit dans un passage du texte à suivre:

“On ne peut pas leur dénier la capacité de se former; non seulement ils ont adopté par ci ou par là les principes du christianisme et ont parlé avec émotion de la liberté acquise par le moyen de ceux-ci après des années de servitude spirituelle, mais en Haiti ils ont même formé un état selon des principes chrétiens.”

(On ne pourrait d’ailleurs pas s’imaginer une invective plus perspicace contre l’intégrisme, de quelle dénomination que ce soit). Dans la vue de Hegel, il faut bien le noter, bien que cela pourrait paraître étrange à quelqu’un qui n’est pas familier avec sa pensée, les principes du christianisme ont été réalisés dans la Révolution Française avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. C’est pourquoi il voyait dans l’état des nègres de Haïti sous Toussaint Louverture un état formé selon les principes du christianisme, par lequel ils seraient donc parvenus au plus haut niveau de l’évolution sociale et politique qui puisse être atteint par des êtres humains. Dans le passage qui s’ensuit un peu plus loin où Hegel parle des Allemands, il critique ses compatriotes pour leur manque d’esprit politique et leur manque de patriotisme, disant qu’à la place de ceux-ci on ne trouve chez eux que des ambitions d’obtenir un poste et un titre, ce qui les aurait fait tomber dans le ridicule. C’est-à-dire qu’il voit ses compatriotes non pas dans un état supérieur, mais inférieur à celui des nègres de Haïti ! Cette critique des Allemands ressemble à celle prononcée par son ami de jeunesse, le poète Hölderlin. D’une idéologie pangermanique qu’on attribue si souvent à Hegel, pas la moindre trace!

##3 Chapitre 3 3) Parmi les Africains qui dénoncent Hegel comme raciste il y en a certainement ceux qui le font par amour propre blessé. Car Hegel parle de l’esclavage en Afrique et met par là le doigt sur une plaie ouverte. Il est vrai, la traite des esclaves à grande échelle a été organisée par les pouvoirs colonialistes européens. Hegel n’en parle pas, et c’est là, admettons-le, une lacune dans sa philosophie de l’histoire. Mais est-ce que l’esclavage n’a pas existé en Afrique avant l’avènement du colonialisme? Est-ce que ce fléau de la société humaine ne subsiste pas sur le continent Africain jusqu’à nos jours dans le Soudan et en Mauritanie, est-ce que la vente d’enfants ne se pratique pas encore aujourd’hui dans certains pays d’Afrique occidentale, comme le rapporte l’UNICEF? Est-ce qu’il n’y a pas eu des Africains qui ont participé à la traite des esclaves par les colonialistes? Seuls ceux qui croient qu’il faut unilatéralement glorifier le passé de l’Afrique noire pourront le nier. Mais comme dit Cheikh Anta Diop: “Les intellectuels doivent étudier le passé non pour s’y complaire mais pour y puiser des leçons.” Quand Hegel dit des nègres de l’Afrique: “Ils sont vendus et se laissent vendre sans la moindre réflexion si cela est juste ou non,” est-ce que par rapport à ce qui se passait en son temps il n’avait pas raison?

Voyons donc les “Très humbles Doléances et Rémontrances des Habitans du Sénégal, aux Citoyens Français tenant les états Généraux,” “fait & arrêté par l’Assemblée générale des Habitans de l’Isle St.Louis, du Sénégal, le 15 Avril 1789,” signées par “Ch.Cornier, Maire de l’Isle, Président.” Dans ce document significatif pour son époque, qui se trouve aux archives nationales du Sénégal à Dakar, ces dignes citoyens Africains élèvent leur voix contre le monopole que maintenait la “Compagnie du Sénégal” sur le commerce dans le pays. Protestant contre les privilèges que la France avait accordé à cette compagnie, ils posent la question: “N’est-ce pas une inhumanité de donner une pareille extention à des privilèges abusifs & vexatoires?” Ils ne voient pourtant aucune inhumanité dans leur propre attitude qui se manifeste dans la suite de leur discours: “Si cependant le Gouvernement les regardoit comme un mal nécessaire, ne peut-on pas, (ou plutôt ne doit-on pas) les restreindre aux articles qui servent à la traite de la Gomme & des Noirs seulement?” Et ils expliquent plus loin: “La traite des Noirs est celle où nous avons généralement le plus de part; parce que nous avons des bateaux & des esclaves matelots que nous envoyons jusques à Galam traiter des Noirs que nous vendons ensuite à des Marchands Européens au Sénégal, avec un léger profit.” Et pleins d’orgueil ils déclarent: “Nègres ou Mulâtres nous sommes tous Français puisque c’est le sang des Français qui coule dans nos veines ou dans celles de nos neveux. Cet origine nous enorgueillit & élève nos âmes!”

##4 Chapitre 4 4) On peut trouver chez Hegel de nombreux passages, surtout dans les “Principes de la philosophie du droit,” où il dit clairement que l’esclavage est un mal absolu, tout en admettant qu’il y a eu des périodes d’histoire humaine où les gens n’étaient pas encore parvenus au stade d’en être conscients: “L’esclavage est un tort en soi et pour soi, car l’essence de l’être humain est la liberté, mais pour celle-ci il doit acquérir la maturité.”

Edna Kryger dit (dans: “Das Sytem der Dialektik bei Hegel” “Le système de la dialectique chez Hegel.” Hegel-Jahrbuch 1972, S.178) en critiquant les interprétations qu’Alexandre Kojève et Karl Popper ont données de Hegel:

“Le maître n’est pas libre, parce que c’est lui seul qui est libre. Dans ce sens Hegel disait par rapport au monde oriental et le monde grec, qu’ils ne connaissaient pas la vraie liberté, précisément parce que un seul ou quelques uns seulement étaient libres. Ce n’est pas Sartre, c’est Hegel qui a été le premier à poser comme principe, que personne n’est vraiment libre tant que ne l’est pas tout le monde.”

Hegel dit dans ses ‘Leçons’ (Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, S.31), après avoir parlé du despotisme oriental, où il n’y avait qu’un seul individu qui était libre, le despote, et donc en réalité personne n’était libre:

“C’est chez les Grecs seulement que la conscience de la liberté s’est épanouie, et c’est pour cela qu’ils ont été libres; mais, comme les Romains d’ailleurs, ils savaient seulement que quelques uns sont libres, non pas l’homme comme tel. Même Platon et Aristote ne le savaient pas. C’est pourquoi non seulement les Grecs ont pratiqué l’esclavage et la substance de leur belle liberté était liée à celle-ci, mais leur liberté elle-même n’était qu’une fleur accidentelle, périssable, bornée, et en même temps en partie la soumission à une servitude dure de ce qui est humain.”

##5 Chapitre 5 5) La question fondamentale qui se pose vis à vis des controverses par rapport aux positions de Hegel sur l’Afrique et les Africains est la suivante: est-ce qu’il a dénié l’humanité aux nègres, comme le disent certains, ou non? En traduisant les passages relatifs à cette question de l’Encyclopédie Philosophique de Hegel je voudrais faire accessible à un public francophone des textes qui dans le débat sur Hegel et l’Afrique ont jusqu’à maintenant été totalement ignorés.

Mais même quand on examine de près les passages déjà connus et tant de fois remâchés, il s’avère qu’on a généralement eu l’habitude de les lire de façon superficielle et hors de contexte. Pour éclairer ce point, je voudrais citer un passage de l’exposé d’un philosophe ivoirien, le professeur Dibi Kouadio Augustin, présenté lors d’un colloque sur Hegel à la faculté de lettres de l’Université d’Abidjan en 1989 sous le titre: “L’auto-suppression du jugement ‘l’être de l’esprit est un os’ chez Hegel: une réfutation du racisme”:

«Hegel n’a jamais écrit de texte dans lequel il aurait affirmé qu’en raison d’une harmonie préétablie, d’une disposition originaire, les noirs ne contiennent en eux aucune humanité adéquate! L’on aime volontiers citer des passages de sa philosophie de l’histoire relatifs au monde africain, en oubliant de les situer dans leur contexte. On peut bien accepter qu’un peuple, considéré à un moment de son devenir historique, ne trouve pas tout à fait, pour des raisons diverses, les ressources capables de répondre aux exigences de l’esprit manifeste. Concernant le processus de l’esprit en Afrique, Hegel, à plusieurs reprises, prend soin d’utiliser l’expression “pas encore,” “noch nicht.” Cette expression signifie qu’il ne condamne point ce peuple à l’immobilisme, car ce serait un reniement absolu même de la dialectique où puise sa racine son philosopher dans sa globalité.»

Résumons la position de Hegel sur l’Afrique: Les nègres n’y sont pas encore sortis de l’état de nature qui pour Hegel signifie l’état de barbarie, car ils ne sont pas encore arrivés au stade de la conscience du fait que l’esclavage est une injustice. C’est pourquoi l’esclavage est encore pratique courante en Afrique. Il voit le continent africain comme un continent renfermé sur lui-même, dans lequel il est difficile de pénétrer et qui en conséquence, puisque selon Hegel l’évolution des peuples dépend des échanges qu’ils sont en mesure d’établir entre eux, a empêché les hommes qui y vivent d’évoluer. Donc loin de blâmer les Africains ou encore moins de les insulter pour leur stade de développement historique, Hegel met celui-ci tout simplement en rapport avec les circonstances du continent africain selon les informations qu’il en avait à son époque. Dans ce sens, le continent Africain a été pour lui un continent sans histoire. S’il dit que les nègres sont à considérer comme une nation d’enfants, et leur religion reflète ce stade de développement, c’est à dire qu’ils éprouvent l’existence d’un être suprême, mais qu’ils projettent ce sentiment qu’ils en éprouvent sur des objets qu’ils adorent comme une divinité – est-ce que par là il leur a dénié leur humanité ? L’image que donne Hegel de la société africaine telle qu’il la concevait à son époque correspond plus ou moins à la description que les musulmans ont l’habitude de donner de ce qu’ils appellent le temps de l’ignorance (“Al-Jahilia”) sur la péninsule arabique. Mais qui oserait accuser de racisme anti-árabe celui qui donne une image véridique de la société mecquoise avant l’arrivée du prophète ?! Je défie donc tous ceux qui présentent Hegel comme un raciste, un colonialiste, un maître-penseur de l’impérialisme européen de me citer un seul passage dans son œuvre où il aurait tenu des propos comparables à ceux de Voltaire, qui était d’ailleurs un actionnaire d’une compagnie active dans la traite négrière. En qualifiant les nègres d’animaux ou de race inférieure il a justifié l’esclavage dans les termes suivants :

„Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des Nègres et des Négresses, transportés dans les pays les plus lointains, y produisent toujours des animaux de leur espèce…

(Dans: „Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire, depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII"; Œuvres complètes de Voltaire. Nouvelle édition en 52 vols., vol. XI, Paris 1878, page 6)

„La membrane muqueuse des nègres, reconnue noire, et qui est la cause de leur couleur, est la preuve manifeste qu’il y a dans chaque espèce d’hommes, comme dans les plantes, un principe qui les différencie. La nature a subordonné à ce principe ces différents degrés de génie et ces caractères des nations qu’on voit si rarement changer. C’est par là que les nègres sont les esclaves des autres hommes."

(Ibdidem, en page 380-381, chapitre CXLV, „De Colombo et de l’Amérique")

Mais non seulement on pourra voir par les textes qui suivent que Hegel n’accorde nullement une infériorité innée aux Africains, que donc l’accusation de raciste lancée contre lui est fausse. J’ai dit plus haut que ce n’est pas pour sauvegarder l’honneur de Hegel qui repose tranquille­ment dans sa tombe depuis plus d’un siècle et demi que nous avons intérêt à examiner et réexaminer ses œuvres, mais pour voir si sa méthode dialectique, qu’il nous a léguée en héritage, sert ou ne sert pas à combattre le racisme, ce fléau idéologique qui actuellement risque d’empoisonner l’humanité entière.

Or, ce qui a été ignoré jusqu’à maintenant - ce sont le professeur Dibi Kouadio Augustin dans son exposé mentionné plus haut et le philosophe italien Domenico Losurdo dans un livre intitulé ‘Hegel et la catastrophe allemande’ (Paris 1986) qui ont pour la première fois attiré l’attention publique sur ce fait - dans toute la littérature philosophique du monde avec ses milliers et milliers de tomes on ne trouve pas une réfutation aussi lucide et aussi violente du racisme que dans le chapitre sur “La physionomie et la phrénologie” de la fameuse “Phénoménologie de l’Esprit” de Hegel, publié en 1806. Or, comme cette œuvre de Hegel est accessible au public francophone dans plusieurs traductions, je n’ai pas besoin de reproduire ce texte en entier. Il suffit ici de résumer le fonds de l’argumentation hégélienne.

Le raciste détermine l’essence d’un être humain par sa constitution biologique, soit par son apparence (la physionomie: peau blanche ou noire, forme du visage, du nez, cheveux etc.), soit par la forme anatomique de son crâne (la phrénologie). Comme ces qualités biologiques sont plus ou moins fixes ou immuables, le raciste en déduit que les qualités morales et intellectuelles de l’individu aussi sont déterminées dès la naissance: on naît juif, nègre, caucasien etc. Si on a le malheur d’être né dans une catégorie humaine que le raciste juge inférieure, dans ses yeux on est condamné par le simple fait d’être né, et le raciste s’assume le droit d’exploiter, d’opprimer, jusqu’à exterminer de tels individus. C’est ainsi qu’on a vu l’extermination des Nama et des Héréros dans les colonies que l’Allemagne possédait avant la première guerre mondiale, et c’est ainsi qu’on a vu l’extermination des juifs par le régime nazi.

Hegel a eu la chance de ne pas connaître les barbaries du XXe siècle, ni les camps d’extermination des nazis, ni les travaux forcés dans les colonies, ni les archipels Gulag du stalinisme. Mais il apparaît qu’il s’était déjà rendu compte que l’idéologie raciste constitue la base pour une attitude d’extrême violence, et par là il a fait preuve d’une perspicacité remarquable. Il y répond, à la fin du chapitre sur ‘La physionomie et la phrénologie’ avec un langage d’une violence inhabituelle en philosophie.

Il dit, en citant d’abord Lichtenberg, professeur de physique à Göttingen et un des premiers allemands à critiquer la physionomie au 18e siècle, donc le racisme biologique dans sa forme naissante:

“Lichtenberg, en caractérisant l’observation physionomique de cette façon-là, dit encore ceci: ‘Si quelqu’un disait, tu agis en effet comme un homme honnête, mais je le vois sur ta figure que tu te forces et au fond du cœur tu n’es qu’un escroc; vraiment, jusqu’à la fin du monde tout vaillant homme répondra à une telle allocution par une gifle.’ Cette réponse est poignante pour la raison qu’elle est la réfutation de la première supposition d’une telle science du raisonnement arbitraire, qui veut que la réalité de l’homme soit son visage etc. - Le vrai être de l’homme au contraire est son action…”

En passant aux doctrines de la phrénologie, Hegel dit à la fin de ce chapitre:

  “Si donc quelqu’un dit à un homme: toi (ton intérieur) est tel ou tel, parce que  ton os  a une telle forme, alors cela ne veut dire que: je prends un os pour ta réalité. La réponse à un tel raisonnement par une gifle, mentionnée à l’occasion de la physionomie, sort d’abord les parties molles de leur forme et position et donne de cette façon la preuve, que celles-ci ne sont pas un vrai en-soi, ne sont pas la réalité de l’esprit; dans ce cas-ci la réponse devrait aller jusqu’au point qu’on enfonce à celui qui juge de cette manière-là le crâne, pour lui prouver d’une façon aussi manifeste que l’est sa vérité, qu’un os pour l’homme n’est rien en soi, et encore moins sa  vraie réalité.”

Par rapport à la méthode de pensée employée par les racistes, il vaut la peine d’étudier avec soin la critique qu’en a fait Hegel dans son article de 1806 “Wer denkt abstrakt?” “Qui c’est qui pense de façon abstraite?” un des textes les plus beaux et les plus clairs qu’ait écrit Hegel et qui est clairement relaté au chapitre sur la physionomie et la phrénologie de la “Phénoménologie de l’Esprit.”

 Georg Wilhelm Friedrich Hegel:

Abrégé de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques. Part III: La Philosophie de l’Esprit. Avec les Additions Orales.

Première Partie: L’esprit subjectif.

A.    Anthropologie. L’âme. Qualités naturelles.

§ 392

          L’esprit participe 1. dans sa substance, l’âme naturelle, à la vie planétaire en général, à la différence des climats, au changement des saisons, des heures de la journée etc. - dans une vie naturelle, qui des fois se manifeste en lui seulement en des humeurs opaques…

§ 393

          La vie générale planétaire de l’esprit naturel 2. se particularise dans les différences concrètes de la terre et se divise dans les esprits naturels particuliers, qui expriment dans leur totalité la nature des continents géographiques et constituent la différence des races….

         Addition: Par rapport à la différence des races humaines il faut d’abord noter qu’en philosophie la question purement historique, à savoir si toutes les races humaines dérivent d’un seul couple ou de plusieurs, ne nous concerne pas du tout. On a attribué à cette question une telle importance, parce qu’en supposant une ascendance de plusieurs couples on croyait pouvoir expliquer la supériorité d’une espèce humaine sur l’autre, ou même on espérait prouver que les êtres humains sont par leur facultés intellectuelles d’une nature tellement différente, que certains d’entre eux peuvent être dominés comme des animaux. Il est pourtant inadmissible de fonder le droit ou le refus du droit des hommes à la liberté et à la domination sur l’ascendance. L’être humain en soi est doué de raison; c’est en cela que réside la possibilité de l’égalité du droit de tous les hommes - la nullité d’une différenciation fixe entre des espèces humaines douées de droits et des espèces qui en sont privées. -

          La différence des races humaines est encore une différence naturelle, c’est à dire qu’elle concerne l’âme naturelle. Comme telle elle se trouve en relation avec les différences géographiques du sol, sur lequel se rassemblent les hommes en de grandes masses. Ces différences du sol sont ceux que nous nommons continents. Dans ces subdivisions de l’individu terrestre règne une sorte de nécessité, dont l’explication en détail est la tâche de la géographie.

        

: On peut bien accuser Hegel ici de pécher contre sa propre méthode dialectique. Il veut donner un ordre chronologique et donc une histoire à la formation des continents. En principe c’est génial, car contrairement à ce qu’on a pensé pendant longtemps, les continents n’ont pas existé depuis l’éternité dans leur forme actuelle, mais ont évolué comme toute chose terrestre. C’est cent ans après la mort de Hegel que le géographe Wegener a découvert l’histoire concrète de la formation des continents; qui n’est d’ailleurs pas encore terminée, comme le prouvent les tremblements de terre. Mais, par manque de connaissances concrètes, Hegel essaye de donner un ordre systématique aux continents en appliquant un schématisme rigoureux à leur énumération. Sa plus grave erreur est d’y avoir lié l’histoire de l’humanité. Or, suivant la voie qui a été ouverte par Darwin, on a découvert qu’il y a eu une préhistoire, c’est à dire une histoire non écrite du genre humain. À partir de celle-ci il devient clair que l’histoire n’a pas sauté, pour ainsi dire, d’un continent à l’autre, mais a suivi une voie beaucoup plus compliquée que Hegel ne pouvait l’imaginer. Hegel a été le premier à vouloir esquisser l’évolution historique de l’humanité de façon philosophique (suivant en ceci des propositions de Kant). Les erreurs qu’il a commises sont donc des erreurs du genre que chaque pionnier dans son domaine est forcé de commettre et non des erreurs de principe. Il reste à noter que Hegel ne parle ici que de ‘l’âme naturelle,’ c’est à dire de l’état de l’homme à son stade naturel. Il souligne pourtant à maintes reprises, que l’homme, de quelle forme physique ou de quelle couleur de peau qu’il soit, ne peut rester là, comme il dit dans ‘La raison dans l’histoire’ (page 214 de l’édition allemande):

           “Ainsi en Afrique nous trouvons en général ce qu’on a appelé le stade de l’innocence, le stade de l’unité de l’homme avec Dieu et avec la nature. L’esprit ne doit pourtant pas s’arrêter là, à ce premier stade de son évolution.”

            Pour Hegel c’est l’esprit, c’est à dire en dernier lieu c’est Dieu qui pour lui est le moteur de l’histoire. C’est dans cette conception-là que réside le fameux idéalisme de Hegel. En page 59 du même ouvrage il dit:

          “Le droit de la moralité chez les peuples est la conscience qu’a l’esprit de soi; ils sont le concept que l’esprit a de lui-même. C’est donc la représentation de l’esprit qui se réalise dans l’histoire. La conscience d’un peuple dépend de ce que l’esprit sait de lui-même; et la conscience suprême, de laquelle dépend tout, est de savoir que l’homme est libre.”            [Après avoir donné une description physiologique des différentes races humaines, Hegel passe à leur différences du point de vue intellectuel, à commencer par les nègres]:

            Les nègres sont à concevoir comme une nation d’enfants qui ne sort pas de son état de spontanéité dépourvue d’engagements et de préoccupa­tions. On les vend et ils se laissent vendre sans la moindre réflexion si c’est juste ou non. Leur religion a quelque chose d’enfantin. Ce qu’ils éprouvent de l’élément suprême, ils ne le maintiennent pas; cela traverse leur tête de façon passagère. Ils imposent cet élément suprême à la première pierre venue, font ainsi de celle-ci un fétiche et rejettent ce fétiche, s’il ne les a pas aidé. Bien-intentionnés et ne lésant personne dans un état de calme, ils commettent dans un état d’excitation des cruautés les plus horribles. On ne peut pas leur dénier la capacité de se former; non seulement ils ont adopté ici et là les principes du christianisme et ont parlé avec émotion de la liberté acquise par le moyen de ceux-ci après des années de servitude spirituelle, mais en Haïti ils ont même formé un état selon des principes chrétiens. Mais ils ne démontrent pas un impulsion intrinsèque à la culture. Dans leur pays d’origine règne le despotisme le plus répugnant; là ils ne parviennent pas à l’épreuve de la personnalité de l’être humain, là leur esprit est entièrement dans un stade de sommeil, reste enfoncé en lui-même, ne fait pas de progrès et correspond de cette manière à la masse compacte, non-différenciée du pays africain.

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            On pourrait ajouter à ceci quelques lignes de ‘La raison dans l’histoire’ (page 217 de l’édition allemande), où Hegel emploie trois fois de suite le terme ‘noch nicht’, ‘pas encore’, pour parler de la conscience qu’ont les Africains de l’objectivité, comme l’a souligné à juste titre le professeur Dibi Kouadio Augustin de l’université d’Abidjan dans son exposé cité plus haut. De ce texte il ressort aussi que, loin de propager une prétendue ‘mission civilisatrice’ des Européens en Afrique et justifiant ainsi le colonialisme, comme on le lui a imputé tant des fois, pour Hegel c’est dans les musulmans qu’il voit ceux qui ont été capables de tirer les Africains du stade de la ‘Jahilia.’ (Et en contraste avec la majorité des Européens de son époque, avec Voltaire à leur tête,2 qui présentaient le prophète de l’Islam comme un imposteur et un fanatique avide du pouvoir, Hegel dans un chapitre des mêmes ‘Leçons’ a d’ailleurs fait le plus bel éloge de l’Islam !)

           "En général nous devons dire que dans l’intérieur de l’Afrique la conscience n’est pas encore arrivée à une vue de ce qu’il y a d’objectif ferme, d’une objectivité. L’objectivité ferme s’appelle Dieu, l’éternel, le juste, la nature, les choses naturelles

            Mais les Africains ne sont pas encore parvenus à cette connaissance de l’universel; leur nature est d’être renfermés en eux-mêmes: ce que nous appelons religion, état, l’étant en soi et pour soi, ce qui s’impose inconditionnellement, tout cela n’y est pas encore présent. Les récits étendus des missionnaires nous en rendent largement compte, et seulement l’Islam semble être l’élément unique qui approche les nègres d’une certaine manière de la culture. En effet les musulmans comprennent mieux que les européens comment pénétrer dans le pays."

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Comment fabriquer des fantômes en philosophie, ou:

L’histoire d’un monstre à faire peur aux Africains appelé Hegel.

            Un des détracteurs les plus violents de Hegel, le philosophe Karl Popper, accuse celui-ci dans son livre “La société ouverte et ses ennemis” avec un calembour à bon marché d’être le porte-parole d’un “historicisme hystérique.” Or, dans la préface à son livre “Das Elend des Historizismus” (“La pauvreté de l’historicisme”) il dit:

            “Je me suis efforcé de présenter l’historicisme comme une philosophie cohérente et différenciée. Ce faisant je n’ai pas hésité à construire une suite d’idées qui à ma connaissance n’ont jamais été prononcées par les historicistes eux-mêmes. J’espère avoir réussi ainsi à construire un point de vue qu’il vaut la peine d’attaquer.”

             Voilà un exposé qui ne saurait être plus clair de la méthode qu’il faut éviter à tout prix en philosophie, si l’on ne veut pas aboutir à des conclusions gratuites ou même à des jugements de mauvaise foi. C’est pourtant en effet cette méthode indigne d’un philosophe que Popper emploie précisément dans ses diatribes contre Hegel. C’est à dire qu’il n’attaque pas son adversaire à partir de ce qu’il a dit, il n’essaye pas à réfuter ses positions avec lesquelles il n’est pas d’accord, mais il le condamne pour ce que celui-ci n’a jamais dit, c’est-à-dire pour un point de vue qu’il a construit soi-même! C’est en effet la méthode que le procureur général de Staline dans les procès infâmes dits de Moscou (1936-1939), Andrej Vychinsky, a employé quand il voulait ‘prouver’ que les anciens camarades de Lénine et co-dirigeants de la révolution d’octobre en Russie, étaient tous des espions et des collaborateurs du nazisme. Pour donner plus de crédibilité à ces accusations, il les mettait sur un même banc d’accusation avec de vrais criminels dont on prétendait qu’ils étaient leur complices. Ce procédé sournois était connu sous le nom d’amalgame. La conséquence dans leur cas était fatale, c’était l’exécution.

            Muni d’une telle méthode, il n’est pas étonnant de voir Popper nous construire un Hegel qui coûte que coûte est condamné à figurer comme le maître-penseur du nazisme, et ceci de la façon suivante: On n’a qu’à remplacer dans les textes de Hegel (dit Popper en page 79 de l’édition allemande de sa “Société ouverte”) la notion d’esprit (“Geist”) par la notion du sang (“Blut,” équivalent ici à la notion de “race”), et nous voilà, par un tour de passe-passe vertigineux, devant un Hegel qui de cette façon là est devenu l’idéologue achevé du nazisme. Qu’advien­drait à un docteur qui dans un hôpital allait appliquer une dose de sang là où il aurait dû employer de l’alcool (“esprit”)? Non seulement on allait le mettre à la porte, on lui faisait le procès pour incompétence totale! Mais est-ce qu’en philosophie au contraire tout est donc permis? Est-ce que les concepts n’ont pas une valeur intrinsèque, est-ce qu’on a le droit de les échanger à sa guise? Et c’est Popper qui accuse Hegel de charlatanerie!3

           Malheureusement on voit qu’il y a des Africains qui suivent son exemple. Ce qui est plus déplorable encore dans le cas où il s’agit de quelqu’un qui se considère le disciple du grand savant sénégalais, Cheikh Anta Diop, un modèle de rigueur scientifique et d’honnêteté dans ses recherches.

           Théophile Obenga, professeur à Temple University de Philadelpia, USA, d’origine congolaise, a publié un livre: “Cheikh Anta Diop, Volney et le Sphinx. Contribution de Cheikh Anta Diop à l’Historiographie mondiale” (Présence Africaine, Paris 1996), où il dit (page 38) que:

           “Devant le néant nègre décrété par Hegel et Gobineau, Cheikh Anta Diop entreprend véritablement un travail de titan.”

           Cheikh Anta Diop, décédé le 7 février 1986, qui n’a écrit ni une seule ligne contre Hegel4, n’a pas la chance d’élever sa voix à partir de sa tombe contre un tel amalgame malhonnête entre Gobineau et Hegel. Gobineau (1816-1882), l’auteur du livre infâme intitulé ‘Essai sur l’inégalité des races humaines,’ et dont Obenga cite les propos suivants: “La question ethnique domine tous les autres problèmes de l’histoire… et l’inégalité des races suffit à expliquer tout l’enchaînement des destinées des peuples” serait donc à mettre sur un même plan avec Hegel, qui a dit: “Il est pourtant inadmissible de fonder le droit ou le refus du droit des hommes à la liberté et à la domination sur l’ascendance. L’être humain en soi est doué de raison; c’est en cela que réside la possibilité de l’égalité du droit de tous les hommes - la nullité d’une différenciation fixe entre des espèces humaines douées de droits et des espèces qui en sont privées.”

            Pour en arriver à cet amalgame là, voici que le professeur Obenga emploie (page 35) la même méthode que Popper:

          “Ce n’est plus la Raison, l’Esprit qui explique le cours de l’histoire des peuples comme chez Hegel, mais bien, avec Gobineau, la Race.”

           Raison, Esprit d’un côté, Race de l’autre - devons nous accepter, comme le suggère le professeur Obenga, que cela revient à la même chose?

           Mais qui est donc ce Hegel dont parle le professeur Obenga? En page 24 du livre cité plus haut, il parle de “cette suffisance hégélienne qui encombre encore la psyché européenne, dans ses rapports avec l’Autre.”

Et il continue:

           “Les conséquences d’une telle présomption sont souvent tragiques, en justifiant la traite négrière, l’esclavage, la colonisation, car à ces peuples noirs d’Afrique manque la conscience historique, comme l’idée judéo-chrétienne de l’être humain. Hegel a ainsi dominé pendant longtemps la pensée historique en Occident, notamment dans l’approche historique des peuples non-européens.”

Ce Hegel-là doit vraiment avoir été un monstre, un demi-dieu sinistre.

            Voyons donc: Le Hegel réel a vécu de 1770 à 1831. Ses ‘Leçons d’introduction à la philosophie de l’histoire’ ne sont pas une œuvre de Hegel proprement dite. Elles se basent sur des notes prises par ses étudiants pendant les cours qu’il a donnés sur ce sujet en 1822 à l’université de Heidelberg, et n’ont été publiés qu’après sa mort par un groupe d’amis en 1840. L’influence de Hegel sur les intellectuels allemands n’était que de courte durée: c’est parmi les représentants de la génération du “Vormärz,” c’est-à-dire parmi les écrivains qui idéologique­ment ont préparé la révolution de 1848, qu’il a trouvé ses adhérents les plus enthousiastes, parmi eux, comme c’est bien connu, Karl Marx. Après l’échec de la révolution de 1848 la philosophie du pessimisme de Schopenhauer et le matérialisme plat et banal des Voigt, Moleschott et Ludwig Büchner devenaient la mode du jour, et on traitait Hegel, comme l’écrivit Karl Marx à son ami Engels, comme un chien mort.

Mais la traite négrière, l’esclavage, la colonisation, tout cela aurait été, à en croire le professeur Obenga, la conséquence tragique du fait que le malheureux professeur Hegel en 1822 dans une classe de philosophie à l’université de la petite ville de Heidelberg a décrété devant un groupe d’étudiants dont le nombre ne dépassait peut-être pas la vingtaine, qu’aux peuples noirs manque la conscience historique? Dans cette logique, il faut que Hegel ait “dominé la pensée historique en Occident, notamment dans l’approche historique des peuples non-européens” déjà bien des siècles avant sa naissance. Car c’est bien avant la naissance de Hegel, c’est bien avant 1770 que l’esclavage a été pratiqué en Afrique et ailleurs. C’est déjà au 16e siècle que les espagnols ont massacré les indiens d’Amérique, et pour les remplacer comme main d’oeuvre dont ils avaient besoin dans leurs colonies, ont instauré la traite négrière, bientôt suivi par les anglais, les français, les portugais et autres! C’est bien avant 1770 que les anglais, les français, les hollandais, les portugais et espagnols ont commencé la colonisation de certaines régions de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique!

On se demande alors pourquoi parmi tous les européens c’est spécialement un allemand que le destin aurait choisi pour “dominer la pensée historique en Occident, notamment dans l’approche historique des peuples non-européens?” Car en 1770, date de la naissance de Hegel, jusqu’à sa mort en 1831, l’Allemagne ne s’était même pas encore constituée en nation, raison pour laquelle la conquête de colonies représentait alors pour les allemands une idée qui se trouvait encore loin au delà de leur horizon d’action. Même Bismarck, fondateur de l’empire allemand quarante ans après la mort de Hegel (en 1871), n’y pensait qu’à peine. C’est précisément pour cette raison que les autres pouvoirs européens qui étaient déjà des pouvoirs colonialistes ont choisi Bismarck comme leur arbitre dans la fameuse conférence de 1884, tenue non pas par hasard à Berlin. Car c’est dans cette conférence-là qu’ils avaient l’intention de discuter du partage définitif de ce qu’aujourd’hui on a pris l’habitude d’appeler le tiers monde, c’est à dire du partage définitif de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine en colonies ou zones d’influence. Bismarck par contre n’avait d’autre intérêt à son époque qu’à maintenir un équilibre de forces en Europe pour y établir un système de paix stable. C’est seulement après sa chute que le jeune empereur Guillaume II a rompu avec cette politique de prudence et a conduit l’Allemagne dans le camp des pouvoirs impérialistes et finalement dans la première guerre mondiale. Nous y reviendrons.

Du point de vue épistémologique, il est curieux de noter que le professeur Obenga parle de “la psyché (c’est lui qui souligne) européenne, dans ses rapports avec l’Autre,” “encombrée par cette suffisance hégélienne.”

Avant qu’on puisse encombrer une telle psyché européenne, il faut d’abord qu’il y en ait une. Où est-ce que le professeur Obenga a trouvé cet être mystérieux, et qui l’a crée? Serait-ce encore une fois ce maudit Hegel en personne?

            À quel individu, ou, si c’est un peuple dont il est question ici, à quel peuple appartient la psyché européenne? Les deux guerres mondiales, les plus barbares et plus atroces que l’humanité ait connues, se seraient elles donc déroulées au sein d’un être mystérieux dont la psyché, encombrée par la suffisance hégélienne, était divisée en elle même, pour ainsi dire schizophrénique? Et est-ce sous la commande de la psyché européenne ou d’une psyché anti-européenne que les tirailleurs Sénégalais ont dû se battre lors de ces deux guerres? Et pourquoi se fait-il que l’Afrique se trouve encore aujourd’hui, comme au temps de la domination du colonialisme européen, morcelée en nations franco­phones, anglo­phones, lusophones et autres, comment se fait-il que dans le seul pays du Cameroun on est confronté avec deux langues officielles, alors qu’en Europe il n’y aurait qu’une seule psyché, dominée par la pensée d’un individu monstrueux nommé Hegel?

Le vrai Hegel, c’est à dire celui qui a réellement existé, non pas le Hegel de la mythologie Obenguiste, a toujours insisté qu’il faut qu’on se rende compte de façon rigoureuse des notions qu’on emploie, qu’il faut donc qu’on se méfie des abstractions, si on ne veut pas tomber dans le ridicule. Il est vrai, on peut parler d’un impérialisme Européen ou d’une bourgeoisie Européenne sans plus, mais à condition qu’on ne transforme pas cette abstraction dans une entité en soi et pour soi. Pour un tel genre d’abstractions Hegel donne l’exemple (repris plus tard par Engels) d’un homme qui dans un restaurant refuse le dessert qu’on lui a offert, parce qu’on a mis sur son plat des cerises et des poires concrètes, alors que c’est des “fruits” qu’il avait demandé. L’idée d’une psyché européenne abstraite, quand il s’agit de régimes colonialistes concrets, ne vaut pas mieux que l’idée des fruits abstraits quand il est question d’avoir quelque chose de concret à manger comme des cerises ou des poires. Or Cheikh Anta Diop n’était pas confronté en son temps avec une psyché européenne abstraite, mais avec une mentalité colonialiste concrète, celle de son professeur français à Diourbel, un partisan déclaré des théories racistes du comte de Gobineau. C’est pourquoi Cheikh Anta Diop prend le taureau par les cornes quand dans ‘Nations nègres et culture’ il s’attaque précisément à ce représen­tant de l’idéologie colonialiste française. Le professeur Obenga renverse les règles du jeu en faisant croire à ses lecteurs (page 33) que c’est à Hegel que Cheikh Anta Diop s’attaque en premier lieu, avant de s’y prendre à Gobineau:

            “Tel est l’obstacle racial gobiniste, après celui de la raison interdite de Hegel, que Cheikh Anta Diop rencontre et règle dès les premiers chapitres de son ouvrage fondamental.”

            Quand Cheikh Anta Diop s’attaquait à Gobineau, c’était le colonialisme français réel avec son idéologie raciste auquel il s’attaquait. La réaction des représentants de celui-ci était dure et violente. Si par contre le professeur Obenga, en créant un fantôme nommé Hegel-Gobineau, rejette tous les maux du colonialisme sur le dos de celui-ci, il détourne le regard de ses lecteurs des vrais problèmes crées par le colonialisme et lui procure un échappatoire. Et de cette façon-là il fausse aussi l’héritage de Cheikh Anta Diop.

            Mais d’où vient ce fantôme de Hegel le raciste? Le professeur Obenga ne l’a en effet pas inventé lui-même. Ni même Sir Karl Popper, ou les professeurs Lamine Keita, Tsenay Serequeberhan, Heinz Kimmerle, Christian Neugebauer, Jean Marc Ela, pour ne nommer que quelques uns de ceux qui ont participé à perpétuer ce mythe. C’est le professeur Obenga qui a pourtant le mérite involontaire de nous en révéler la source. Voici ce qu’il écrit (page 34):

            “Il a été magistralement démontré que les philosophies de Kant (1724-1804), de Lessing (1729-1781), de Herder (1744-1803), un des initiateurs du Sturm und Drang (”Tempête et élan")5, de Fichte (1762-1814) et de Hegel (1770-1831), ont fixé dans l’esprit allemand6 une conception métaphysique de l’État, une philosophie mystique de l’évolution historique et une assurance profonde qui proclame que la vertu du sang, de la race et la vigueur allemande promettent à la race germanique des terres sans nombre, l’ascendant sur les peuples inférieurs (juifs, arabes, nègres, blancs européens impurs) et la suprématie de la civilisation allemande, héritière directe de la civilisation aryenne." Et, selon sa méthode douteuse qui nous est déjà connue, qui permet de considérer qu’esprit et race signifient la même chose, le professeur Obenga n’hésite pas à y ajouter une citation de “Mein Kampf” de Hitler, donnant ainsi à entendre que ce dernier n’a rien inventé, parce que Kant, Lessing, Herder, Goethe (?), Fichte et Hegel l’auraient déjà précédé dans la voie du racisme pangermanique.

            Il est extrêmement pénible de voir de telles élucubrations calomnieuses contre les meilleurs représentants de la littérature allemande, par lesquelles on les présente comme des précurseurs de ce que l’Allemagne a produit de plus horrible et de plus inhumain, le nazisme, apparaître dans un livre qui se veut un hommage au grand humaniste africain et érudit scrupuleux Cheikh Anta Diop. Aucune ligne, aucun mot de ce qui est dit dans le passage cité ci-dessus ne peut prétendre à la vérité. Il suffit d’invoquer ici la mémoire d’un témoin africain prééminent, le grand poète et premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, qui s’est fait le champion de l’étude de la langue et de la civilisation allemandes dans son pays. Il s’est évertué à apprendre la langue allemande à un moment où les circonstances auraient plutôt dû le pousser à la détester, car à l’époque il était prisonnier de guerre dans l’Allemagne sous les bottes du régime nazi. Mais à l’opposé du professeur Obenga il ne confondait pas la langue d’Hitler et les nazis avec ‘la langue de Goethe.’ Quel intérêt aurait-il en effet pu avoir à s’identifier avec les stupidités de la doctrine du pangermanisme, “qui proclame que la vertu du sang, de la race et la vigueur allemande promettent à la race germanique des terres sans nombre, l’ascendant sur les peuples inférieurs (juifs, arabes, nègres, blancs européens impurs) et la suprématie de la civilisation allemande, héritière directe de la civilisation aryenne?” Le fait que selon toute apparence le professeur Obenga ne connaisse rien de la littérature allemande ne l’excuse en rien. “Ignorantia non est argumentum,” comme dit Spinoza. Que dirait-on par exemple d’un auteur qui oserait affirmer sans avoir lu les textes des auteurs dont il parle, s’appuyant seulement sur un témoignage de seconde main, “qu’il a magistralement été démontré” qu’on peut considérer Diderot, Voltaire, Montesquieu, Rousseau comme les maîtres-penseurs de Léon Degrelle ou de Jean-Marie Le Pen? N’est-ce pas faire du racisme pur et simple que d’identifier un peuple tout entier, y inclus ceux de ses écrivains et philosophes dont les œuvres se trouvent parmi ce qu’il y de plus beau et de plus brillant et de plus humain dans la littérature mondiale, à savoir le peuple allemand, avec le régime aux idées les plus répugnantes et responsable des crimes les plus horribles que l’humanité ait connu le long de son histoire, le régime nazi, qui en effet est sorti du même peuple?

            Voyons donc à quelle source le professeur Obenga a puisé ses informations absurdes et calomnieuses sur Kant, Lessing, Herder, Hegel etc. Selon son propre témoignage, c’est: Charles Andler, Les origines du pangermanisme, in “Revue de Métaphysique et de la Morale,” Paris, tome XXIII, 23e année, n° 5, 1916, pp. 659-695). On pourrait bien sûr d’abord se poser la question: Est-ce que c’étaient les pangermanistes qui ont fait chanter aux enfants dans les régions d’Afrique qu’aujourd’hui on connaît sous le nom d’Afrique francophone la chanson: “nos ancêtres, les Gaulois?” Est-ce vraiment le pangermanisme qui a causé tant de problèmes à Cheikh Anta Diop?

            Mais ce qui est plus intéressant à noter ici, c’est la date à laquelle l’article, dont le professeur Obenga reprend toutes ces sottises, a paru, à savoir en pleine première guerre mondiale (1914-1918). C’est quand la psyché européenne, pour reprendre l’expression ingénieuse du professeur Obenga, s’était divisée en deux camps adversaires: le camp germano-autrichien et le camp franco-anglo-russe. Que s’était-il donc passé? Comme nous avons mentionné plus haut les pouvoirs colonialistes européens s’étaient réunis en 1884 à Berlin pour diviser entre eux le gâteau des pays coloniaux. Autant que Bismarck tenait les reins du pouvoir en Allemagne, celle-ci n’aspirait que timidement à la possession de colonies. Mais la création de la nation impériale allemande par celui-ci en 1871 avait donné une impulsion énorme au développement de l’industrie dans ce pays, et en particulier aux industries nouvelles (industries de l’acier et de l’électricité), qui ne cherchaient pas seulement des débouchés pour leur marchandises sur le marché mondial, mais aussi des sources pour les matières premières (le cuivre pour l’industrie d’électricité, le caoutchouc pour les transports etc.). L’Allemagne se trouvait donc, comme l’a si bien démontré Lénine dans son fameux livre sur l’impérialisme (qui aujourd’hui lit encore Lénine?), dans la position d’un brigand qui constate que d’autres brigands se sont déjà emparés de la proie qu’il avait l’intention de voler lui même. Par exemple le cuivre dont avait besoin l’industrie d’électricité allemande se trouvait dans ce qu’on appelait alors le Congo belge, c’est à dire dans les mains du roi Léopold de Belgique.

            C’est alors, et alors seulement, des décennies après la mort de Hegel, qu’ont paru les premiers livres défendant le droit de l’Allemagne à la possession ou à la  conquête de colonies.7 Je n’en nomme ici qu’un seul en guise d’exemple, car la carrière de son auteur me paraît significative. Il s’agit du livre de Heinrich von Treitschke, “Die ersten Versuche deutscher Kolonialpolitik,” “Les premiers pas vers une politique coloniale allemande.” C’est en 1831 que Hegel est mort, alors que ce livre n’a paru qu’en 1896! Treitschke, devenu célèbre comme historien allemand de tendance chauviniste, avait été, avec Rudolf Haym, le fondateur des “Preußische Jahrbücher,” une revue philosophique et historique qui après l’échec de la révolution de 1848 en Allemagne s’était assignée comme tâche d’éradiquer l’héritage de la philosophie hégélienne et de propager l’unification de l’Allemagne sous la tutelle du pouvoir militaire de la Prusse (ce qui signifiait, d’ailleurs, l’exclusion de l’Autriche, le pouvoir germanophone rival de la Prusse, d’une Allemagne unie). Après la fondation de l’empire allemand en 1871, Treitschke déclenchait à l’université de Berlin la fameuse controverse antisémite (Antisemitismusstreit), en lançant le mot d’ordre infâme, plus tard repris par les nazis: “Die Juden sind unser Unglück!” - “Les juifs sont notre fléau!” Et le revoilà, en 1896, apparaissant comme propagandiste d’une politique coloniale allemande! Entre temps, pourtant, l’Allemagne avait déjà pu s’emparer de quelques colonies, pour ainsi dire des miettes qui lui restaient du grand gâteau colonial en Afrique, au Togo, au Cameroun, en Afrique de l’Est (dans une partie de ce qu’aujourd’hui constitue la Tanzanie), et surtout de la Namibie, une contrée africaine à qui à l’époque on avait donné le nom de “Deutsch-Südwest-Afrika.”

            Dans ce contexte, il vaut la peine de jeter un regard sur la différence entre la politique coloniale de la France républicaine et de l’Allemagne impériale, en prenant comme exemples le Sénégal d’un côté, le Cameroun et la Namibie de l’autre. La France considérait le Sénégal comme une colonie d’exploitation, et, comme nous le savons, c’est avant tout à la production d’arachides qu’elle était intéressée. Elle avait donc besoin non seulement de la masse de la population indigène comme main d’oeuvre à bon marché, mais parmi celle-ci aussi de quelques cadres capables de convaincre le peuple qu’il faut se rallier ou soumettre aux intérêts de la métropole française. La politique coloniale de l’Allemagne était la politique d’un nouveau venu, dépassant de loin en brutalité les anciens pouvoirs colonialistes. La Namibie était considérée par l’administration coloni­ale allemande comme une terre vierge, propre à servir comme un terrain sur lequel on pouvait se débarrasser du surplus des éléments prolétaires en Allemagne. Elle a donc poursuivi une politique d’extermination de la population indigène, les Héréros et les Nama, pour les remplacer par des éléments aventuriers venus d’Allemagne. L’éclatement de la première guerre mondiale a empêché que ces projets puissent être poursuivis jusqu’à leur accomplissement total, mais le nombre de victimes africaines a été énorme. Les apologistes du colonialisme allemand n’ont certes pas consulté les manuels d’histoire de philosophie pour voir comment ils pourraient justifier un tel génocide sur la base de la philosophie hégélienne. On leur accorderait même un trop grand honneur si on les jugeait capables de lire des textes philosophiques de ce genre. Innombrables sont pourtant les brochures et livres qui après la première guerre mondiale ont parlé de l’expérience coloniale allemande, nourrissant ainsi l’idéologie du parti nazi naissant.8 Ce n’est pas un hasard que le deuxième homme du pouvoir nazi, le maréchal Hermann Goering, était le fils d’un des cadres de l’administration coloniale du “Deutsch-Südwest” et un des responsables de la quasi-extermination des Héréros et des Nama, Heinrich Goering.

            Autre point de différence significatif: À la veille de la première guerre mondiale, le 10 Mai 1914, les sénégalais donnaient la victoire électorale à un de leurs fils, Blaise Diagne, qui par là devenait le premier député africain au parlement français. (Voir: Iba Der Thiam, “Le Sénégal dans la guerre 14-18 ou le prix du combat pour l’égalité.” NEA, Dakar 1992). Si la France, agissant en ceci comme tout pouvoir colonialiste traditionnel invétéré, refusait à Blaise Diagne, malgré cette victoire, le statut de citoyen et continuait à le traiter comme simple sujet, il faut quand même voir qu’en Allemagne à cette époque l’idée même d’avoir un député noir au Reichstag était exclue. L’Allemagne, pour les raisons indiquées plus haut, n’avait en effet rien fait pour éduquer des cadres qui auraient rendu possible une victoire électorale d’un “sujet” dans une de ses colonies comme celle de Blaise Diagne au Sénégal. Mais au Cameroun le roi des Duala, Manga Bell, avait envoyé son fils, le prince Rudolf Duala Manga Bell, à Berlin, pour y étudier le droit, afin qu’il puisse exercer la profession d’un avocat et défendre comme tel les droits de son peuple contre les injustices de l’administration coloniale allemande au Cameroun. Cette dernière, au moment où éclatait la première guerre mondiale, faisait exécuter Rudolf Duala Manga Bell pour haute trahison.

            La première guerre mondiale constituait, comme indiqué plus haut, un effort pour régler la question d’une nouvelle répartition du monde en colonies et en zones d’influence entre les différents pouvoirs colonialistes européens par la force des armes. Par rapport aux guerres traditionnelles, elle avait deux aspects nouveaux: 1) Ce qui jouait le rôle décisif, ce n’était plus la valeur des soldats, mais la force du matériel (Materialschlacht). 2) Elle était accompagnée d’une guerre psychologique sans pair dans l’histoire humaine. En partie cette guerre psychologique consistait à dénigrer l’héritage littéraire, culturel et philosophique de l’adversaire dans sa totalité et de le dénoncer comme un produit de la barbarie. Bien sûr, dans cette vague de chauvinisme qui à cette époque se déferlait sur l’Europe entière, en Allemagne les intellectuels ne manquaient pas qui participaient à cette guerre de boue idéologique dont ils lançaient leur part contre les civilisations anglaise et française, préparant ainsi le terrain pour l’idéologie nazie. Même Thomas Mann, cet écrivain de renommée mondiale, a contribué à cette guerre idéologique avec son livre plein d’attaques chauvinistes contre la civilisation française “Betrach­tungen eines Unpolitischen,” “Considéra­tions d’un homme apolitique,” un livre dont il a vivement regretté la publication plus tard, quand il s’est converti aux idées libérales et humanistes.

            Eh bien, la cible de choix pour les intellectuels anglais et français, partisans de la guerre psychologique, quand ils visaient à dénigrer l’héritage culturel de l’Allemagne, c’était Hegel. C’est lui dont ils ont fait leur bête noire préférée. Ceci a été étudié et éclairé en détail et avec précision par le philosophe italien Domenico Losurdo, qui dans son livre “Hegel et la catastrophe allemande” (Paris 1986) a présenté les résultats de ses recherches. Il s’avère par là que Sir Karl Popper, le philosophe d’origine autrichienne qui a vécu la plupart de sa vie en Angleterre, n’est qu’un continuateur de cette ligne de pensée avec ses attaques contre Hegel.

            Le procédé malhonnête que le professeur Obenga nous présente en exemple du chauvinisme français de l’époque de la première guerre mondiale, quand il cite l’article de Charles Andler sur la littérature allemande, est en effet extrêmement significatif. Mais quelle justification y a-t-il pour quelqu’un qui se présente comme disciple de Cheikh Anta Diop de prolonger la guerre psychologique des années 1914-1918 à côté du feu le chauviniste français Charles Andler jusqu’à l’an 1996? N’est-il pas temps de décoloniser la pensée africaine des vestiges de ce chauvinisme français, en se débarrassant des préjugés inculqués aux africains francophones par celui-ci?

            Nous savons aujourd’hui que la traite des esclaves est à l’origine du sous-développement continu de l’Afrique, qu’elle a privé ce continent des éléments nécessaires pour son progrès et l’a saigné de sa progéniture par les millions et millions, et que c’était le tournant dans l’histoire humaine le plus affreux avant l’avènement du nazisme et ses crimes qui se résument dans le nom de Auschwitz. C’est pour justifier cette pratique inhumaine et dégradante que les fabricants d’idéologies ont introduit le poison le plus dangereux et le plus mortel dans les relations humaines à travers le monde, à savoir le racisme moderne. Pour combattre ce fléau de l’humanité et contribuer à l’établissement des régimes de justice et de paix dans leurs pays respectifs, les philosophes de notre temps sont appelés à éduquer leurs étudiants dans un esprit de rigueur scientifique et de responsabilité sociale, ne respectant dans leur recherches d’autre autorité que leur propre esprit critique. La création de faux problèmes et de fantômes mystificateurs ne peut que les détourner de cette voie.

«Celui qui demande que rien ne puisse exister qui contient en soi une contradiction comme identité d’opposés, exige en même temps que rien de vivant n’existe. Car la force de la vie, et plus encore la puissance de l’esprit consiste précisément en ceci, à poser en soi la contradiction, à la supporter et à la surmonter.»  (Hegel, ‘Leçons sur l’esthétique,’ chapitre II : La beauté naturelle. A, 1: L’idée vivante. c.)

Spiegel: Mais vous n’allez quand’même pas dénier que dans une grande partie du Tiers Monde il y a le paupérisme?

Popper: Non. Mais il faut attribuer cela avant tout à la bêtise politique des dirigeants dans les états de famine différents. Nous avons libéré ces états trop vite et de façon trop primitive. Ce ne sont pas encore des états fondés sur le droit. La même chose allait se produire si on abandonnait un jardin d’enfants à lui-même.

“’L’idée objective de Hegel n’est autre chose que la parole (de Râ) de Dieu, une mythification de la religion judéo-chrétienne, comme l’a remarqué Engels.”

«Vraiment l’Africain lui-même comme il est plat ! C’est ce que beaucoup nous ont relaté: ils sont une race étrange, ces nègres. Sans énergie active, sans force créatrice positive, ayant été soumis à la servitude et à l’esclavage par tous les peuples avec lesquels ils sont entrés en contact, ils se vengent de leurs oppresseurs par leur passivité incroyable. Malheur au peuple qui se métisse avec les nègres ! Aussitôt que le sang de ces derniers domine, il s’embourbe sans recours dans la fange stérile qui s’appelle flopée de nègres. […] C’est ainsi que presque tous nous ont dépeint le nègre. Que ce soit au Nord ou que ce soit au Sud, les nègres selon toute apparence se ressemblent tous. En tant que peuples jeunes, ils sont des gars brutaux, en tant que vieux, des compères lâches et cruels. Il peut y avoir en eux mainte bonnes qualités, mais il leur manque une chose, et c’est cela que nous Européens ne pouvons pas leur pardonner: il leur manque la fierté »

Leo Frobenius a publié à Berlin en 1901 un livre sous le titre «De l’âge ingrat de l’humanité», avec lequel il se vante de pouvoir présenter à la jeunesse allemande ‘un livre judicieux’ sur les sauvages <sic !>. C’est d’ailleurs dans le jardin zoologique de Berlin, selon ses propres aveux, qu’il a établi ses premiers contacts avec ceux-ci. Dans l’avant-propos de ce livre il recommande à ses jeunes lecteurs :

« Respecte les sauvages ! Nous ne voulons pas les condamner sans façon, parce qu’ils ne veulent pas nous avoir dans leur pays, parce qu’ils assomment nos compatriotes et parfois même les dévorent peut-être. Nous ne voulons pas toujours voir en eux ‘les sauvages,’ mais nous voulons apprendre à reconnaître en eux les êtres humains. Nous ne voulons pas non plus les regarder d’en haut avec pitié, parce qu’ils nous sont tellement ‘inférieurs.’ »


  1. Quand il est question de la dialectique de Hegel, il faut pourtant se garder de tomber dans le piège d’un autre préjugé contre lui qui est colporté de génération en génération. On a l’habitude de la présenter sous la forme du schéma: thèse, antithèse, synthèse. Or Hegel n’a jamais employé ce schéma, parce qu’il le considérait comme stérile. Il attribue à Kant le mérite de l’avoir introduit dans la philosophie, mais pour Hegel la vie était beaucoup plus riche en aspects pour qu’on la puisse concevoir sous l’image simple d’une pièce de musique en mesure à trois temps. Vouloir donner une idée de la dialectique de Hegel dans une seule formule, c’est donc comme vouloir donner une idée de la natation à celui qui ne sait pas nager. C’est à dire, il faut l’étudier dans les textes. Mais pour ne pas laisser ceux de mes lecteurs qui n’ont encore rien lu de Hegel totalement dans l’obscur, j’avance ici une citation de son ‘Esthétique’ dans laquelle Hegel présente un concept central à sa pensée, celui de la contradiction. Par opposition aux partisans de la logique formelle, qui prétendent qu’on peut ou même doit exclure la contradiction de la réflexion philosophique, il dit :↩︎

  2. Voltaire dans une lettre du décembre 1740, avec laquelle il lui a envoyé sa tragédie ‘Mahomet’ à Frédéric II, roi de Prusse:  «Mais qu’un marchand de chameaux déclenche une émeute dans son trou, qu’il veuille faire croire à ses concitoyens qu’il s’entretient avec l’archange Gabriel, qu’il se rengorge d’avoir été soulevé au ciel et d’y avoir reçu une partie de ce livre indigeste […], cela est certainement quelque chose que personne ne peut excuser […], si ce n’est que la superstition a étouffé en lui toute lumière naturelle.»↩︎

  3. Voyons donc quels sont les résultats produits par sa fameuse épistémologie par rapport aux africains. Dans une interview avec l’hebdomadaire allemand ‘Der Spiegel’ (No 13 de 1992) on peut trouver les propos suivants:↩︎

  4. Au contraire, dans son livre ‘Civilisation ou barbarie’ (pages 389/390) Cheikh Anta Diop range Hegel dans un courant de la philosophie aux sources afro-égyptiennes: “… Avec l’apparition du démiurge, Râ, la cosmogonie égyptienne prend une nouvelle direction par l’introduction d’une composante idéaliste: Râ achève la création par le verbe (religion judéo-chrétienne, Islam), par le logos (Héraclite), par l’esprit (idéalisme objectif de Hegel).” …↩︎

  5. un mouvement littéraire à la tête duquel figurait Goethe lui-même avec son roman “Les souffrances du jeune Werther,” son drame “Götz von Berlichingen” et la première version de son “Faust.” Obenga omet discrètement son nom ici, car en page 280 il parle de lui comme savant de grande valeur et génie universel. (P.A.)↩︎

  6. Remarquons qu’ici il n’est plus question d’une “psyché européenne,” mais de “l’esprit allemand!” (P.A.)↩︎

  7. Dans ce contexte il vaudrait bien la peine d’examiner de plus près les œuvres ethnologiques du savant allemand Léo Frobenius, qui a entrepris ses recherches précisément pendant cette période relativement courte du colonia­lis­me allemand. Le professeur Obenga a bien raison d’indiquer que l’ethnologie est née comme sous-produit de la politique coloniale des peuples européens, ne se rendant pourtant pas compte qu’il arrive à dire une absurdité quand en même temps il affirme qu’elle est l’héritage de Hegel (page 27). S’il associe l’œuvre de Frobenius, elle aussi, à la pensée raciste de Gobineau (page 77), il faudrait voir si cette fois-ci il le fait avec plus de raison que dans le cas de Hegel. On se souviendra que quand le président Senghor, un grand admirateur de l’œuvre de Frobenius, a reçu à Francfort le prix de la paix des libraires allemands en 1968, des étudiants allemands de gauche ont violemment protesté contre cette cérémonie, dénonçant en Senghor un réactionnaire raciste, précisément à cause de son admiration pour Frobenius, en qui ces étudiants voyaient un des représentants idéologiques du colonialisme allemand d’antan. Mais peut-être ils ont péché là d’un radicalisme à bon marché. Il faut bien s’entendre ici sur les principes. Frobenius n’était pas un philosophe qui préconisait une épistémologie douteuse comme Popper, ni un fabricant d’idéologies à la Gobineau, mais un chercheur à qui on ne peut pas dénier un haut degré de sériosité. Même si donc certains de ses énoncés prouvent qu’il était resté prisonnier de l’idéologie dominante de la bourgeoisie allemande à l’époque de l’empire de Guillaume II, il se peut que les résultats de ses recherches valent quand­même la peine d’être étudiés. Selon Senghor c’est le fait que Frobenius ait intitulé son œuvre majeure “Histoire de la civilisation africaine,” c’est à dire le fait même que par là il accordait aux africains une civilisation propre, qui l’a encouragé dans ses études du passé africain et l’a inspiré à développer la théorie de la négritude qu’il avait conçue en commun avec ses amis Aimé Césaire et Léon Damas. Bien sûr, la théorie de la négritude elle même n’est pas restée sans être contestée. Voilà deux échantillons des écrits de Frobenius: ‘L’origine des civilisations africaines’ (Berlin 1898), page 298 s.:↩︎

  8. Le roman le plus répandu de ce genre était celui d’un certain Hans Grimm: “Volk ohne Raum,” “Peuple sans espace,” qui suggérait à ses lecteurs que l’Allemagne était un pays surpeuplé et avait donc besoin de colonies pour trouver un débouché pour sa surpopulation. Il reste à noter qu’à cette époque, c’est à dire pendant la période de la République dite de Weimar, il y avait une “Deutsche Kolonial­gesellschaft,” une “Société Coloniale Allemande,” qui continuait à propager, malgré la défaite de l’Allemagne dans la première guerre mondiale, la nécessité pour l’Allemagne de conquérir des colonies. Le vice-président de cette société était le maire de Cologne, qui plus tard devenait le premier chancelier de la République Fédérale d’Allemagne à partir de 1949, Konrad Adenauer! Voir aussi le livre d’Alexandre Kum’a Ndumbe III: “Hitler voulait l’Afrique.”↩︎